Depuis l’apparition fracassante d’Olympia (ill. 1) au Salon de 1865, le chat noir du tableau était devenu aussi célèbre que son auteur, et l’image de Manet étroitement associée à celle du félidé. Il n’est donc pas étonnant que, préparant son ouvrage Les Chats1 – une histoire enlevée et plaisante des chats de l’antiquité au 19e siècle –, Champfleury ait pensé confier la réalisation de certaines de ses illustrations au peintre, qui plus est un de ses amis proches. On sait que Manet réalisa à cette occasion la magnifique lithographie Le Rendez-vous des chats (ill. 2), qui servit pour une affiche publicitaire annonçant le livre et fut reproduite dans l’ouvrage lui-même. On sait moins que le peintre envisagea une autre contribution. Notre dessin en témoigne. Parmi les anecdotes félines citées par Champfleury figure l’histoire d’un « certain comte de Combourg à jambe de bois, mort depuis trois siècles, [qui] apparaissait à certaines époques, et qu’on l’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle. Sa jambe de bois se promenait aussi seule avec un chat noir2. » Notre dessin, un chat noir et son ombre campé dans une escalier hélicoïdal, préparait une illustration de l’épisode du chat noir et de la jambe de bois. En outre, réalisant son dessin, Manet s’amusait à donner à l’animal l’exacte silhouette de celui d’Olympia (ill. 3). Toutefois, le projet ne put aboutir. Dans une lettre à l’écrivain, Manet déclarait : « Je ne pourrai jamais rien faire de la jambe de bois – et je serai obligé de renoncer au plaisir de faire quelque chose pour votre livre si vous ne me donnez pas un autre sujet3. » Finalement, le dessinateur Charles Kreutzberger (1829 – 1904), collaborateur régulier de Champfleury, se chargea d’exécuter Le chat et la jambe de bois4 (ill. 4), annonçant avoir terminé son œuvre dans une lettre à l’écrivain du 4 juillet 18685, ce qui permet de dater notre dessin de quelques semaines avant cette date. Manet n’allait pas en rester là pour autant. Le succès du livre aidant, Champfleury envisagea une édition de luxe des Chats, qui parut en 1870, cette fois illustré notamment par une eau-forte de Manet, Le chat et les fleurs (Guérin 53). Notre Chat et son ombre débutait donc une aventure qui devait marquer tant l’histoire de l’art que celle de l’édition.
Resté chez Manet, le dessin fut vendu par l’artiste, en même temps qu’un ensemble d’œuvres graphiques, au galeriste et collectionneur Alphonse Dumas qui réunit le tout dans un même cadre (ill. 5). L’ensemble fut présenté sous cette forme à l’exposition posthume organisé à l’École des beaux-arts un an après la mort du peintre (n° 179 du catalogue, sous le titre générique « Cadre »). Une décennie plus tard, Dumas chargea son jeune employé, le futur marchand d’art de génie Ambroise Vollard, de vendre ces dessins. Vollard s’acquitta de la tâche et, « au bout de quelques jours, tout fut vendu6 ».
Samuel Rodary